LA VISITE DES BAGAGES
L'adultère dans la bourgeoisie - Comment elles poussent - Une confusion sur le nom de Zola - La visite des bagages
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Voici l'aventure qui m'est arrivée hier matin à la gare Saint-Lazare avec un employé de l'octroi. Nous rentrons à Paris, ma femme et moi, venant de Médan, ayant comme bagage une petite caisse clouée, un panier de légumes et deux malles. Dans le petite caisse il y avait trois bocaux de cornichons, des cornichons de propriétaire. Pendant que je vais retenir un omnibus, ma femme déclare les trois bocaux de cornichons. Mais l'employé veut les voir, pris sans doute de scrupule sur la quantité de vinaigre. Notre domestique est obligé de courir et de se procurer un ciseau, car la caisse est clouée, comme je l'ai dit. Lorsque je reviens, j'ai la stupeur d'assister à ce travail. Les planches se brisent, il faut déballer le tout, l'employé soupèse les trois bocaux, un se fêle, et voilà le vinaigre qui fuit. Puis l'employé avise le panier de légumes, et veut le visiter : on coupe les ficelles, il plonge les mains au milieu des salades et des choux, plein de méfiance, jusqu'au fond. Puis il exige l'ouverture d'une des malles, et c'est le tour du linge d'être en l'air, les mille objets qu'on a casés à grand-peine, et qui s'éparpillent dans la poussière et dans la crasse des tables. Des hommes d'équipe s'étaient rassemblés, tout le petit personnel de la gare, qui semblait s'amuser fort.
J'avoue que je me suis mis en colère. Eh quoi ! j'habite Médan depuis dix-huit ans, on ne connaît que moi à la gare Saint-Lazare, qui est ma gare, et voilà l'avanie que j'y reçois en rentrant à Paris avec mes légumes et mes cornichons ! On fouille tout, on salit tout, comme si l'on me soupçonnait des fraudes les plus noires ! Et cela, lorsque j'ai déclaré mes trois bocaux de cornichons, pour lesquels j'ai payé trente-six centimes, dont j'ai le reçu ; car il s'agissait de trente-six centimes, c'est pour avoir trente-six centimes qu'on a bouleversé notre linge et que nos petites affaires intimes se sont promenées dans toutes sortes de pattes noires.
J'ai fait appel au brigadier, qui m'a déclaré que je n'avais pas à me plaindre, du moment que l'employé n'avait pas été impoli. Il n'aurait plus manqué qu'il le fût ! Voyez-vous l'extraordinaire droit de vexation dont dispose un employé qui, poliment, peut vous faire déclouer vos caisses, vider vos malles, violer au milieu des ricanements l'intimité de vos bagages ! Cela s'appelle, m'a dit le brigadier, soumettre un voyageur à la visite. Et, à titre d'exemple, la visite tombe sur celui-ci ou celui-là, aujourd'hui moi, demain vous. Moi, je croyais que l'octroi avait tout de même un peu de courtoisie et de flair, et qu'il soumettait seulement à la visite les gens louches, inconnus, capables de contrebande.
Pourquoi je raconte cette histoire banale et peu intéressante en somme ? Mon Dieu ! parce que mon cœur vient de sauter d'indignation et de colère ; parce que je trouve honteux qu'une grande ville comme Paris en soit encore à cette vexation inacceptable de la visite des bagages ; parce qu'il y a là une grossièreté, une sorte de viol dont une femme peut souffrir ; parce que je n'ai jamais pu assister de sang-froid aux fantaisies des gabelous, négligeant celui-ci, vexant celui-là, abusant de leur droit pour jeter hors de lui l'homme le plus calme du monde ; parce qu'il serait temps de trouver un autre mode de taxe, ou tout au moins de ne pas s'entêter à percevoir dans les gares des droits ridicules qui exaspèrent tout le monde.
Et vous souffrez ça depuis tant d'années, Parisiens, mes frères ? Savez-vous bien que vous avez fait des révolutions pour moins que ça, et que ma surprise est grande de voir que vous n'avez pas encore couvert Paris de barricades pour échapper aux vexations imbéciles de l'octroi.
(Le Figaro, 12 septembre 1896)