UNE CONFUSION SUR LE NOM DE ZOLA 

 

L'adultère dans la bourgeoisie - Comment elles poussent - Une confusion sur le nom de Zola - La visite des bagages

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La chronique est si pauvre, à cette heure, que mes lecteurs me pardonneront de leur faire sauter le mur de ma vie privée. IL s'agit d'une singulière aventure qui vient de m'arriver. Croyez que je ne conterais pas cette aventure si je n'avais pas en à tirer une morale générale.

Il y a quelques jours, je jouais bourgeoisement aux dominos, lorsque, vers dix heures du soir, un jeune homme m'apporta une lettre. Dans cette lettre, une personne qui signait "Ernest" me donnait pour le lendemain un rendez-vous mystérieux ; elle me priait de me rendre, à cinq heures, sur la place de la Bastille, où elle se trouverait en voiture, à côté de la colonne de Juillet.

L'écriture était une écriture de femme, très menue et très délicate. Je n'ai pas la moindre fatuité dans l'âme, et ma première pensée fut qu'un de mes bons amis cherchait à s'amuser à mes dépens. J'interrogeai le porteur du billet.

"Vous êtes commissionnaire ? lui demandai-je.

-- Non, monsieur, me répondit-il. Je suis garçon d'hôtel."

Et il me donna naïvement le nom de l'hôtel où il servait. Comme je le pressais de questions, il m'affirma en balbutiant un peu que c'était bien un monsieur qui lui avait remis la lettre.

"Eh bien ! lui dis-je en le congédiant, dites à ce monsieur que je n'ai pas l'habitude d'accepter des rendez-vous avec un homme dans une voiture. Cela n'est pas décent."

Le lendemain, j'avais déjà oublié la lettre de la veille, lorsque mon concierge m'en remit une seconde. "Ernest" consentait enfin à signer "Ernestine". Cette métamorphose m'étonna médiocrement ; mais je fut singulièrement surpris du ton de la lettre et surtout d'une certaine phrase. "J'avais la prétention, disait mon aimable correspondante, de croire que vous reconnaîtriez mon écriture."

Je me demandai si l'abus des liqueurs fortes ne m'avait pas fait perdre la mémoire. J'eus beau m'interroger, la délicate écriture de femme que j'avais sous les yeux m'était parfaitement inconnue. La comédie commençait à s'embrouiller et à piquer ma curiosité.

Il faut vous dire qu'avec une perspicacité dont je me fais de chauds compliments j'étais parvenu à trouver le nom de famille et l'adresse de Mme Ernestine. Il est inutile que je vous explique par quelles admirables déductions j'avais obtenu ce résultat. Qu'il vous suffise de savoir que Mme Ernestine X*** tient l'hôtel où sert le garçon qui m'avait apporté la première lettre.

Ici encore je me fais des éloges. Ma vanité n'a pas été chatouillée un instant. Je savais que ma correspondante était une jeune femme d'une grande beauté et d'une grâce exquise, ce qui aurait pu tourner des têtes plus légères que la mienne ; mais j'ai une si mauvaise opinion de moi, que j'eus le bon goût de ne bâtir aucun roman. Il est vrai qu'en ma qualité de romancier je sais combien les romans sont menteurs, surtout les romans parfumés de mes bien-aimés confrères.

Je me contentai d'écrire à Mme Ernestine X*** qu'elle devait se tromper de personne. J'ajoutai un bout de biographie pour établir mon identité. Je priai enfin ma correspondante de se présenter chez moi dans le cas, peu probable, où il n'y aurait pas méprise de sa part.

Cela fait, je me sentis la conscience en repos. Je croyais l'aventure finie. Point.

Le lendemain, nouveau message. Mme Ernestine X***, n'osant venir elle-même, m'envoyait une de ses filles de service, avec une troisième lettre. J'avoue que j'ouvris cette troisième lettre d'une main irritée. Cela finissait par devenir agaçant.

Mais, bon Dieu ! que je m'attendais peu à ce que j'allais lire ! Ma correspondante commençait par m'affirmer qu'elle ne se trompait nullement de personne. Elle m'accusait ensuite d'avoir contrefait mon écriture et de ne plus signer mon nom avec sa véritable orthographe. Sa lettre contenait surtout une phrase qui me tomba sur la tête comme un coup de massue : "Je ne sais pourquoi vous ne signez plus - ici se trouvait un nom que j'ai le bon cœur de ne pas écrire - comme autrefois quand vous étiez bandagiste, rue Saint-Honoré."

C'était raide.

Moi, bandagiste ! Jamais de la vie. Tout s'expliquait.

Il y avait de par le monde un bandagiste dont le nom avait une étrange analogie avec le mien. C'était au bandagiste, et non à moi, que Mme Ernestine X*** avait affaire. Je poussai un soupir de soulagement. Je puis avouer maintenant à mes lectrices que j'avais craint un instant de jouer le rôle ridicule de cet imbécile de Joseph, laissant son manteau entre les mains de Mme Putiphar.

Mais les accusations de ma correspondante m'étaient restées sur le cœur. Je m'adressai à la fille de service qui se tenait modestement devant moi.

"Comment diable ! m'écriai-je, peut-on confondre un littérateur avec un bandagiste !

-- Je ne sais pas, monsieur, me répondit-elle avec un tranquille sourire.

-- Au moins, êtes-vous bien persuadée maintenant que je ne suis pas le bandagiste ?

-- Oh ! parfaitement. J'ai vu ce monsieur chez Madame. Ce n'est pas vous. Madame s'est trompée."

Je me suis senti désarmé par l'innocence de cette fille. D'ailleurs, je croyais tout terminé. Je ne savais pas quel terrible coup de foudre allait éclater sur ma tête, au dénouement. J'eus l'imprudence d'insister.

"N'importe, je ne comprends toujours pas quel point de ressemblance je puis avoir avec un bandagiste... Est-ce qu'il écrit à ses moments perdus, cet honorable industriel ? A-t-il publié quelques volumes ?

-- Mais oui, monsieur, me répondit la jeune fille avec sa placidité souriante.

-- Bah ! et lesquels, je vous prie ?

-- Mais les Contes à Ninon, La Confession de Claude, Thérèse Raquin."

J'étais atterré. La demoiselle continua de sa voix traînate :

"Il a fait cadeau de ses livres à Madame... Je les ai lus."

Et voilà mon aventure. Elle peut vous paraître d'un intérêt médiocre. Quant à moi, j'en suis encore tout frissonnant. Un bandagiste, grâce à une singulière ressemblance de noms, m'a volé mes œuvres et s'en est servi pour se faire bien venir des dames. Songez donc aux suites que cela a pu avoir. Je suis tout honteux, quand je songe que j'ai fait la cour pendant trois ans à une personne charmante, sans m'en douter le moins du monde. Que de bêtises, j'ai dû commettre !

Vrai, je ne croyais pas que mon humble prose pût jamais devenir une arme amoureuse. On me dirait qu'on a volé les romans au miel de M. Feuillet pour vaincre les belles, je trouverais le voleur très intelligent. Mais prendre Thérèse Raquin ! prendre ce "tas de boue et de pourriture" comme a dit élégamment Ferragus ! Cela me prouverait que le bandagiste ne lisait seulement pas "ses œuvres".

Je ne m'égaierai pas davantage, car, au fond, le cas est très grave. Je n'aurais pas raconté mon aventure, dans laquelle est malheureusement mêlée une très digne et très gracieuse femme, si je n'avais cru absolument nécessaire de donner un avertissement amical au bandagiste. Qu'il ne recommence pas.

Mais, malheureux bandagiste, vous n'avez donc pas songé qu'en me prenant mon pauvre bagage littéraire vous acceptiez, de gaieté de cœur, une responsabilité terrible. D'abord, vous attirez sur votre tête la vengeance de nos "célèbres" peintres, que je me permets de trouver très médiocres. Ensuite, vous n'étiez ni plus ni moins un affreux réaliste, un homme aux mains sales, qui se vautre voluptueusement dans les égouts. Je jurerais que vous n'avez pas lu les choses aimables que mes confrères ont bien voulu écrire sur ma pauvre Thérèse Raquin. Je suis un gredin, un va-nu-pieds, et c'est dans ma peau que vous êtes entré pour plaire aux dames ! Bandagiste, mon ami, vous êtes un niais.

Remarquez encore que vous vous reconnaissiez l'auteur des quelques vers que j'ai publiés dans L'Evénement. J'ai écrit ces vers, il y a dix ans, lorsque j'étais sur les bancs du collège. Vous frissonnez. D'ailleurs, je veux vous dégoûter complètement de moi, pour que vous n'ayez plus jamais la tentation de jouer mon rôle. Sachez donc que je prépare des romans d'une immoralité révoltante. Je compte bien passer en police correctionnelle. Et maintenant, allez, volez-moi tant que vous voudrez ; seulement je vous préviens : vous ferez la moitié de ma prison.

J'ai promis de tirer une morale de mon aventure. Je dédie cette morale à mes lectrices. Elles devraient, avant de livrer leur cœur, s'assurer de l'identité de leurs galants. Ainsi, le bandagiste se serait simplement présenté comme un bandagiste, s'il avait été obligé de montrer un signe particulier que j'ai... Décidément, ma morale n'est pas morale.

(L'Evénement Illustré, 24 août 1868)