DEUX DEFINITIONS DU ROMAN
Marbres et Plâtres - Deux définitions du roman - Livres d'aujourd'hui et de demain - Causeries dramatiques - Revue dramatique - Mélanges critiques - Confidences d'une curieuse - Lettres d'un curieux - Chroniques - La République en marche - Lettres parisiennes - Étude sur la France contemporaine
***
Il est bien difficile, sinon impossible, de définir exactement une production quelconque de l'esprit humain. Nos œuvres sont filles de la vie, et la vie de l'humanité s'élargit dans les âges, toujours changeante, toujours nouvelle. Il n'y a pas de cadre assez vaste pour embrasser, dans ses mille manifestations, le génie de l'homme en enfantement ; chaque société, chaque époque historique amène sa littérature, et, en ne considérant même qu'un genre particulier, il faudrait formuler autant de définitions qu'il y a eu de groupes d'écrivains soumis aux influences des civilisations.
Le roman est un exemple frappant des continuels changements qu'éprouvent les créations humaines, et de la difficulté qu'on trouve à étiqueter avec exactitude tout un ensemble de nos œuvres. Il est permis au botaniste de classer méthodiquement dans un herbier les plante qu'il cueille sur un coteau : la nature a la vie calme et sereine de l'éternelle jeunesse, et elle produit les mêmes fleurs sous un même ciel, sans jamais se lasser. Mais il n'est pas permis au critique de dessécher les œuvres des hommes et de les faire entrer, mortes et fanées, dans un système de classification : les oeuvres des hommes ont la vie tranquille ou fiévreuse des sociétés, elles poussent ça et là librement, empruntant sans cesse des saveurs et des éclats nouveaux aux divers milieux où elles fleurissent.
Je ne puis donc donner, dès le début, une définition absolue du roman, et même celle que j'essaierai de formuler en terminant, ne sera ni exacte ni complète. Le passé et le présent seuls m'appartiennent. S'il m'est permis, en interrogeant l'histoire, de dire ce que le roman a été jusqu'à nos jours, je n'oserai arrêter à notre époque l'enfantement humain : la formule ne sera ni exacte, ni complète, car les romanciers de demain apporteront, à coup sûr, des éléments dont je n'ai pas conscience et qui feront éclater le cadre que je vais tracer.
C'est simplement ici le canevas de l'important ouvrage que demanderait la matière. J'ai le seul et modeste désir d'indiquer à large traits les caractères du roman dans l'Antiquité et dans les Temps Modernes. En établissant un parallèle rapide, je ferai mieux entendre quelles sont mes idées sur les forces créatrices de notre intelligence, et, si je n'espère pas donner, comme font les rhéteurs, une définition absolue du roman, j'aurai du moins constaté quelles formes a déjà affectées ce genre littéraire. L'art n'est autre chose que la vie elle-même, et c'est en étudiant la vie, qu'on peut expliquer et comprendre les créations de l'humanité.
1- Le roman dans l'antiquité et dans les temps du christianisme
J'imagine que je suis à Athènes dans la patrie des dieux. Un large soleil luit sur la ville blanche ; les nobles statues de marbre, éternellement sereines, dominent les places publiques, et les temples allongent leurs colonnades éclatantes sur les horizons d'un bleu clair et profond. Les habitants fiers et souples vivent, au milieu des rues, étalant leur nudité vigoureuse dans les gymnases, parlant et agissant au grand air. Ce sont des philosophes et des artistes, des soldats et des poètes qui ne savent encore que discuter, se battre et chanter.
Le foyer domestique n'existe pas, la femme est un simple instrument de plaisir. La ville entière ne contient, pour ainsi dire, qu'une seule famille, et cette famille n'est touchée et secouée que par les drames sociaux. L'humanité, encore jeune, a besoin de mouvement et de soleil ; elle ignore les douceurs de la vie intime et égoïste ; elle a pour sujet de conversation la patrie, et pour salon la place publique. Au sommet, parlent et agissent les hommes libres qui grandissent complaisamment dans la grâce et la force ; en bas, rampent les misérables esclaves qui mangent, dorment et travaillent, comme des brutes.
Dans une telle civilisation, les génies devaient être forcément Socrate et Périclès, Eschyle et Démosthène, Lycurgue et Phidias. Il n'y avait place que pour les philosophes et les guerriers, les poètes et les orateurs, les législateurs et les artistes. Les Grecs se berçaient dans un rêve éternel de beauté et de gloire ; ils vivaient avec les grands dieux sur les hauteurs des montagnes divines. La terre était loin ; ils ne la voyaient même pas et la laissaient aux esclaves et aux femmes. Pour eux ils divinisaient le marbre, défendaient la patrie, faisaient de beaux discours et de beaux vers, rêvaient la vérité et la justice. Je vois devant moi la ville blanche, fière de son peuple noble et fort, et je comprends aisément que ces hommes ivres de lumière n'aient pas daigné regarder à leurs pieds et peindre la vie réelle avec ses minuties et ses misères.
Le roman naquit tard en Grèce, et encore fut-il sans doute apporté de l'Orient. L'abaissement dans lequel vivaient les femmes, l'absence de foyer domestique, les moeurs,la constitution même, surtout le rêve ardent qui poussait les imaginations aux merveilleuses allégories d'une religion de poètes, maintinrent à un rang secondaire un genre de littérature qui vit de l'observation exacte des faits et du détail de la vie intime. D'ailleurs, parmi les oeuvres humaines, il n'y a pas de hiérarchie ; toutes sont soeurs, toutes sont grandes, lorsqu'elles naissent dans le milieu qui leur convient. C'est ainsi que nous sommes faits pour le roman, comme les Grecs étaient faits pour l'épopée.
Ils chantèrent des épopées et ne composèrent jamais un véritable roman. Au point de vue moderne, leurs oeuvres romanesques sont de simples fictions, des contes banals et absurdes, pour la plupart. Ces contes naissent sur le tard, lorsque le génie de la Grèce commence à décliner ; ils sont le produit d'une société qui tombe dans le luxe et la débauche, et qui amuse sa vieillesse par des récits légers et licencieux. L'âge des grands poèmes est fini : les romanciers taillent dans L'Odyssée des épisodes de voyages merveilleux, ils prennent à l'Orient des fables étranges, ils rapetissent les rêves et les héros de la mythologie, et de tous ces lambeaux, ils créent des sortes de poèmes obscurs et amoindris qui ne contiennent naturellement aucune peinture exacte de la vie réelle. Les personnages, froids et ternes, sont des pantins de convention qui s'agitent sur une terre de fantaisie ; toujours les mêmes amoureux se promènent au milieu des mêmes amours et des mêmes aventures.
Il faut appuyer, selon moi, sur la filiation directe qu'il y a dans la littérature grecque, entre les poèmes et les romans. Evidemment ceux-ci sont nés de ceux-là, les romans sont fils des poèmes ; ce sont encore des épopées, mais des épopées de décadence, retombées sur la terre, devenues vulgaires et étroites. C'est ainsi que L'Odyssée a certainement servi de patron à un nombre infini de contes. Les romanciers grecs, tout en glissant à la banalité et à la barbarie, restèrent poètes, par leurs instincts, par la nature, sans prendre seulement la peine de regarder autour d'eux, puisant les personnages et les événements au fond de leur imagination, ou les empruntant aux fables déjà créées.
De là le caractère du roman grec. LA fiction y règne en souveraine ; ce ne sont que mensonges, sue faits merveilleux, qu'intrigues embrouillées et incroyables. Les conteurs n'y ont presque jamais un vrai détail juste et observé ; les mille petits incidents de la vie intime y font défaut, et ces romans qui devraient peindre la société telle qu'elle est, nous emportent dans un monde fabuleux, au milieu d'aventures mensongères et de personnages extravagants. On sent que le roman n'a jamais été pour les Grecs une peinture de la vie réelle, encadrée dans une action vraisemblable ; il a été uniquement pour eux un poème vulgaire, un conte merveilleux qui charmait leur vive imagination, un entassement de fables d'autant plus attrayantes qu'elles étaient plus compliquées, un simple ragoût légèrement épicé de luxure qui réveillait le palais blasé des lecteurs de la décadence.
Si, à la suite de ces quelques appréciations générales, le temps et l'espace me permettaient d'analyser chacune des oeuvres qui sont parvenues, je pourrais appuyer sur des exemples les jugements que je viens de porter. Mais c'est ici, je l'ai dit, un simple canevas. D'ailleurs les oeuvres sont peu nombreuses et la plupart d'entre elles sont indignes de la critique. Vivant dans un monde de convention, elles ont un caractère impersonnel qui ne leur assigne aucune date ; aucune ne renferme des détails qui puissent nous renseigner sur l'époque exacte où elle a été écrite. Les auteurs ne sont guère plus connus, et les érudits n'ont réussi qu'à inventer des hypothèses qui se contredisent les unes des autres. D'autre part, on trouve largement indiqué ici, le caractère multiple des œuvres humaines. L'Atlantide, La Cyropédie sont-elles des romans ? Question embarrassante qui se reproduit pour presque tous les contes grecs. Si l'on voulait dresser un cadre d'après une formule absolue, on classerait un à un ces contes parmi les fables et les poèmes.
J'ai considéré le conte, chez les Grecs, comme le fils bâtard de l'épopée. Lorsque le conte eut été créé, il y eut une décadence dans cette décadence.
On trouve d'abord des contes écrits par des Grecs de l'Ionie et connus sous le nom de Milésiennes. C'étaient de pures fictions, des récits faciles et licencieux, d'une grâce exquise, fils de l'Asie par leur volupté et fils de la Grèce par leur élégance douce et tendre. Ces récits ne nous sont pas parvenus. Les contes les plus anciens que nous possédions sont ceux de Parthénius de Nicée et de Conon. Le nom de narrations et de fables est tout au plus celui qu'ils méritent réellement. Pour trouver de véritables oeuvres romanesques, il faut attendre le quatrième siècle.
Le christianisme qui venait de naître changeait alors la face du monde. Toutes les énergies de l'esprit nouveau se dépensaient dans les luttes de la foi et dans les prédications. L'influence de la morale chrétienne fut presque nulle sur le caractère général des romans. A certains détails, on s'aperçoit bien que les romanciers sont des disciples du Christ, mais ils restent grecs de forme et de pensées littéraires. Ils copient les anciennes épopées, ils répètent les vieilles histoires.
Je prendrai pour exemples Les Amours de Théagène et Chariclée, d'Héliodore, et Daphnis et Chloé, de Longus. Héliodore, qui fut évêque plus tard, écrivit sans doute son oeuvre dans sa jeunesse ; le roman est chaste, comparée aux Milésiennes ; mais il s'agit toujours d'une amante promenée au milieu de mille dangers, enflammant le coeur de tous ceux qu'elle rencontre, triomphant des obstacles accumulés à plaisir sous ses pas, et épousant enfin l'amant de son choix ; l'affabulation consiste toujours en un voyage qui permet à l'auteur de mettre son héroïne dans toutes les situations qu'il lui plaît d'inventer, et nous rencontrons une fois de plus les éternels brigands, les éternels oracles, les éternels bonshommes en carton. Quant à Daphnis et Chloé, c'est moins un roman qu'une pastorale, moins une oeuvre qu'un épisode. Cet épisode est d'une grâce indicible, et pourtant au milieu de ce récit d'amour délicieusement conté apparaissent encore ces terribles pirates qui étaient les marionnettes nécessaires et fatales de tout le roman grec. L'aventure se passe dans un monde si poétique, et la peinture des moeurs du temps y fait si complètement défaut, qu'on en est réduit aux hypothèses sur la date où l'ouvrage fut écrit et qu'on hésite entre une période de sept siècles (...)
2- Le roman au 19ème siècle
J'ai quitté Athènes, la patrie des dieux morts, et me voici dans Paris, la cité moderne, fiévreuse et savante. Sous le ciel gris et pâle, l'immense cité frissonne. Un peuple inquiet emplit les rues, muet, grelottant, pressé. Chaque maison est devenue un petit monde, les passions se sont enfermées entre quatre murs ; l'homme moderne ne vit pas librement et simplement au soleil, il s'est cloîtré dans ses souffrances et dans ses joies, cherchant l'ombre et le silence.
Prenez un de ces passants qui se hâtent sur les trottoirs. La vie n'est plus en commun, la foule ne forme plus une seule et même famille, et il se presse pour regagner sa véritable patrie, sa demeure où il retrouvera sa femme et ses enfants. Cet homme est comme écrasé sous le poids des luttes et des misères de l'humanité ; le fardeau des souffrances et de désespoir accru par les siècles, l'accable ; il n'a plu le joyeux épanouissement du citoyen aux premiers matins des peuples, et il en est aux égoïsmes de l'expérience, aux pensées graves et froides de l'âge mûr. Retombé des spéculations divines dans les réalités humaines, il s'est replié sur lui-même ; il vit à terre maintenant, dans un coin ; il a élevé la femme jusqu'à lui, et son existence se passe au milieu des drames secrets, tristes ou gais, du foyer domestique.
D'ailleurs le rêve est mort et la science vient de naître. Cet homme ne s'égare lus sur les hauteurs des montagnes divines ; un élan d'ignorance sublime ne l'emporte plus au fond de cieux imaginaires. Il y a eu affaissement : lorsque l'humanité, lasse de s'élancer dans le vide, s'est assise et à regardé autour d'elle, elle a vu qu'elle était sur la terre, cloué au sol à jamais. Alors, à la folie généreuse d'atteindre la lumière d'un bond a succédé l'âpre désir de démonter la machine du monde, pièce à pièce, pour en arracher la vérité. Peu à peu l'enquête universelle s'est établie, le travail s'est distribué, et, aujourd'hui l'humanité n'est plus qu'un vaste atelier d'ouvriers, qui patiemment, interrogent la nature et apportent chacun leur pierre à l'édifice de la science.
Dans une telle civilisation, lorsque le ciel a été dépeuplé, lorsque la science a tué les fantômes du rêve et ouvert à l'intelligence des larges horizons de l'observation et de la méthode, lorsque l'homme s'est replié sur lui-même, lorsque le drame de la vie s'est compliqué et déroulé de façon diverse à chaque foyer domestique, il est forcément arrivé que l'épopée, que le roman des dieux et des héros a dû disparaître pour faire place au roman des hommes. J'entends parfois certaines personnes réclamer le poème épique français qui n'existe pas, disent-elles.